Prix Jan Michalski de littérature 2023, Le Tiers Pays narre l’histoire d’une amitié inattendue entre deux femmes, réunies à la frontière des mondes par la mort des nourrissons de l’une et le cimetière illégal que protège l’autre, aux confins d’une terre indécise, pétrie de forces contraires, dont les contours imaginaires évoquent l’Amérique latine.
Angustias Romero, migrante au prénom charriant l’infortune, parcourt les plus de huit cents kilomètres qui séparent la sierra orientale de la sierra occidentale, portant à bout de bras son mari rendu fantomatique par une étrange épidémie d’amnésie et ses deux bébés décédés sur la route de l’exil. Déterminée à donner une sépulture convenable à ceux que « le temps et la poussière ont soudé […] à [s]es mains, comme ils l’avaient été à [s]on ventre », elle fait la rencontre de Visitación Salazar, l’extravagante gardienne du cimetière éponyme, qui l’initie à l’art de rendre les derniers hommages en préparant les corps, creusant et décorant les tombes. Entre ces deux personnalités opposées mais complémentaires s’établit une relation tressée de solidarité, de compassion et de sororité, que sous-tend la revendication fondamentale du droit à offrir un ultime accueil aux abandonné·es de la société comme de la politique. Réinterprétant la mythologique figure d’Antigone, les deux femmes s’allient pour préserver leur îlot dévolu à la paix des disparu·es de la convoitise d’hommes sans foi ni loi : elles affrontent la violence aveugle de passeurs, narcotrafiquants, guérilleros, potentats et autres tyrans locaux, et, ce faisant, se dressent en gardiennes farouches de ce qui peut encore être sauvé d’humanité au cœur d’un territoire rongé par la misère et la corruption.
Au fil d’une narration qui multiplie accélérations et basculements, l’écriture incisive et fulgurante du Tiers Pays brille par éclats dans l’obscurité d’un décor aux allures apocalyptiques. Si le Venezuela et la Colombie se devinent derrière la géographie inventée, la fiction permet à Karina Sainz Borgo d’élaborer un discours commun et universel autour des crises migratoires qui sévissent non seulement en Amérique du Sud mais aussi dans le reste du monde. Se saisissant du sort réservé aux migrants et aux migrantes dont ni la dignité n’est respectée ni même la mort honorée, l’auteure narre la cruauté de nos problématiques contemporaines avec un souffle allégorique poignant.
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